A propos des origines du suffixe -men [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII] en chinois.

AuthorIljic, Robert

ECOLE DES HAUTES ETUDES EN SCIENCES SOCIALES

Dans cet article on examine les principales theses en concurrence concernant I'origine du suffixe-men. Leur coherence interne est evaluee a la fois sur le plan historique et, Ce qui est nouveau, sur le plan conceptuel, c'est-a-dire par rapport a la valeur fondamentale de -men aujourd'hui. Il en resulte que les theses qui privilegient un developpement autochtone l'emportent nettement surcelles qui postulent une source exogene, et que -men est vraisemblablement le produit de la grammaticalisation en langue vernaculaire, sur un substrat de collectifs semi-fonctionnels du chinois ancien, d'une notion de type "clan."

  1. INTRODUCTION

    LA QUESTION DES ORIGINES du suffixe -men [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII] est une question complexe. D'abord parce que s'agissant d'une marque de Ia langue parlee nous manquons de traces ecrites jusqu'au moment ou il emerge massivement dans les textes en langue vernaculaire--sous differentes graphies--a partir de I'invasion mongole, c'est-a-dire precisement a l'epoque ou la langue parlee elle-meme commence a etre utilisee plus largement dans Ia pratique ecrite. Ensuite parce qu'en chinois, langue 'a ecriture non phonetique, le sens du caractere emprunte, pour sa prononciation, afin de transcrire un nouveau mot vide n'est pas necessairement en rapport avec la valeur grammaticale de ce dernier. La graphie n'est par consequent pas en soi un argument probant sur le plan etymologique. Et dans le cas de -men, celle-ci a ete tres fluctuante jusqu'au debut des Ming [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII] (1368-1644) ou la graphie actuelle s'est finalement imposee. Difficile done de suivre "It Ia trace" sa filiation. Aussi ne s'etonnera-t-on pas qu'il n'y ait pas unanimite sur l'origine de-men.

    Le probleme a pourtant suscite l'interet de nombreux linguistes et sinologues, et non des moindres, de Chavannes a Ota, en passant par Haenisch, Maspero, Lu Shuxiang, etc. Les differentes theses qui ont ete formulees peuvent etre ramenees a deux grandes tendances. Les uns ont voulu voir en -men, sinon un emprunt au mongol, du moms le resultat de l' influence directe d'un pluriel mongol ou altaique. Les autres penchent en faveur d'une origine autochtone. Nous verrons p]us loin, en les examinant d'abord d'un point de vue strictement historique, que leurs arguments ne se valent pas et que, si toutes ces theories fournissent des pieces du puzzle, globalement certaines paraissent neanmoins plus plausibles que d'autres. Mais surtout on ne peut manquer de noter que cette division entre tenants d'une formation endogene et partisans d'un developpement exogene recouvre une autre division entre ceux qui vojent en -men un pluriel et ceux qui le concoivent comme un collectif. Autrement dit les positions des uns et des aut res sur I'origine de -men sont largement tributaires, souvent implicitement, de l'idee qu'ils se font de la valeur du suffixe en question dans Ia langue contemporaine. Ainsi ceux qui tiennent -men pour un pluriel et qui, comme Chavannes, ne voient pas bien dou cela pourrait provenir en chinois, sont bien sur tentes de rechercher une cause externe a son apparition. On ne saurait leur reprocher d'orienter leurs recherches dans la direction que leur suggere leur conception de -men: l'etymologie ne consiste apres tout qu'a retracer par quel chemin on en est arrive a letat actuel. On est en droit cependant de se demander si les divergences d'opinion sur le sujet ne sont pas dues, plus encore qu'au manque d'indices materiels, a 1'absence de consensus sur la valeur de -men aujourd'hui.

    De fait, bien que communement catalogue comme marque de pluriel, de par son fonctionnement, -men se differencie clairement des desinences de pluriel des langues indo-europeennes. Reserve en principe aux mots referant a des etres humains, pronoms personnels ou noms, il est incompatible avec le comptage (*san ge haizimen [less than]trois-CL-enfant+MEN[greater than]) et ne presente pas de caractere obligatoire avec le nom. C'est en raison de cette derniere propriete que Wieger (1912: 40) a forge pour -men le terme de "pluriel ad libitum", que Maspero a critique. Des 1934 en effet ce dernier a denonce (p. 35) la contradiction qu'il y a a parler de pluriel, tout en affirmant dans le meme souffle que celui-ci est optionnel: "Avec cette particule s'ajoutant ad libitum, que retrouve-t-on de notre categorie du pluriel, qui s'impose a nous necessairement, des que nous pensons a plusieurs objets?" Mais n'est-il pas plus curieux encore que -men soit obligatoire avec les pronoms personnels alors qu'i1 est facultatif avec les noms? Il y a la une dichotomie troublante.

    Le paradoxe d'un pluriel non-obligatoire, c'est-a-dire ne dependant pas uniquement du nombre des occurrences, mit -men, au debut de ce siecle, au coeur de la controverse sur l'existence en chinois d'un veritable pluriel et, par-dela, de categories grammaticales en genera1. Concues en termes de choix necessairement exprimes, celles-ci semblent absentes du chinois. Telle est du moms a l'epoque la conclusion de Maspero (1934: 34): "Il n'y a aucune categorie grammaticale, ni genre, ni nombre, ni temps, ni mode, etc."

    Depuis, en ce qui concerne -men, les choses n'ont guere progresse. Le probleme souleve par la dichotomie mentionee ci-dessus n'a ete resolu de facon satisfaisante ni par Kaden (1964), auteur d'une importante monographie sur la pluralite en chinois, dont la plus grande partie est consacree a -men, ni par ses successeurs. La distinction "obligatoire/facultatif", qui epouse la distribution entre pronom personnel et nom--du moins lorsque celui-ci n'est pas reductible au pronom, comme nous le verrons plus loin-, amene Kaden a poser a la suite d'Osanin (1952) deux valeurs distinctes de -men: PLURIEL derriere les pronoms personnels, COLLECTIF derriere les noms. Cette partition a ete reprise par d'autres, Norman (1988) par exemple. La difficulte est que, de l'aveu meme de Kaden, facultatif ne veut dire ni aleatoire ni superflu, autrement dit que la presence de -men derriere le nom est significative. Enferme dans une optique de nombre pur, Kaden, malgre des investigations tres fouillees, echoue dans sa tentative pour expliquer la suffixation du nom par -men. Il finit par rendre les armes et conclut que cet usage optionnel depend exclusivement des "sentiments subjectifs" du locuteur, ce qui, avouons-le, ne va guere plus loin que le ad libitum de Wieger.

    La conclusion qui s'impose est que si le nombre des occurrences n'entraine pas automatiquement l'apparition de -men, c'est que le nombre seul ne suffit pas a le caracteriser, qu'un autre facteur cache intervient. C'est cette inconnue qu'il importe de determiner. C'est ce a quoi nous avons consacre par ailleurs une etude sur le suffixe -men en langue contemporaine, "The Problem of the Suffix -men in Chinese grammar" (Journal of Chinese Linguistics). Dans la seconde partie de cet article, nous nous appuierons sur les resultats auxquels nous sommes parvenu, qui apportent un eclairage nouveau sur les hypotheses en diachronie.

    Appeler a la rescousse une analyse en synchronie pour departager des hypotheses en diaclironie, la demarche est certes moms habituelle que celle qui consiste a faire etat de recherches historiques dans une etude sur la langue contemporaine. Il faut dire qu'en general la question de la valeur actuelle du marqueur ne se pose pas comme ici de facon cruciale. Mais comment remonter correctement aux ancetres d'un marqueur dont l'identite meme n'est pas clairement etablie?

    Comme l'ont bien montre Hopper et Traugott (1993: 89-90), la grammaticalisation d'un mot ne se reduit pas a un simple vidage du sens lexical, mais consiste plutot en un processus d'abstraction croissante, lequel s'accompagne d'une erosion phonetique (perte d'accent, de ton, etc.). C'est en fait une generalisation: a partir du mot lexical d'origine se degage progressivement un noyau semantique invariant, aboutissant a un concept tre epure, donc forcement abstrait, souvent topologique (Sweetser 1988: 393). Plusieurs niveaux de grammaticalisation peuvent au demeurant coexister a un moment donne dans une langue donnee. (1) L'important est que la direction que prend le processus de grammaticalisation n'est pas arbitraire. Il y a un rapport entre le sens abstrait du terme grammatical derive et celui plus concret du terme lexical d'origine. Autrement dit, le sens d'arrivee est d'une certaine facon deja contenu dans le sens de depart. L'existence d'un lien non-arbitraire entre les deux implique que 1'operation marque e par un mot grammatical en synchronie doit etre coherente avec les origines de celui-ci. C'est ce qui permet, le cas echeant, de refaire le chemin en sens inverse, afin par exemple d'operer un tri entre plusieurs etymologies en lice, d'evaluer en somme 1e diachronie a l'aune de la synchronie. Dans le cas de -men, ou les documents font cruellement defaut, une telle demarche se justifie d'autant plus, et une meilleure intelligence du present peut indiscutablement contribuer a eclairer le passe.

  2. PRINCIPALES THESES SUR L'ETYMOLOGIE DE -MEN

    Dans les textes anciens anterieur aux Han [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII](206 A.C.-220 A.D.), on ne trouve guere de marque de pluralite (Yang et He, 1992: 128). C'est seulement dans les ecrits Han et post-Han que 1'on commence a voir apparaitre derriere les pronoms personnels des mots tels que chai [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII], bei [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII], deng [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII], cao [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII] ou shu [CHINESE CHARACTERS NOT REPRODUCIBLE IN ASCII]. Mais, comme le fait remarquer Yang Bojun (1955: 74- 75), il s'agit de mots autonomes, et pouvant figurer dans d'autres contextes. Ils ont par ailleurs des sens pleins se ramenant tous a "classe," "groupe," "generation." Lorsqu'il s'averait necessaire d'eliminer...

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